Abeilles d'Asie
ABEILLES D’ASIE
Par Jeanne LEUBA
Lorsque je les ai connues, ces abeilles d’Asie, j’étais une toute jeune femme dans une blanche maison toute neuve, sur une colline battue par la mer de Chine. Un soleil étincelant entrait par toutes les baies ; les eaux étaient incandescentes et l’air tremblait de chaleur au-dessus des brousses blondes.
Un minuscules corps brune foncé, velouté, mais mal peigné, un peut hirsute, s’abattit sur les goyaves dans un grand plateau de cuivre et se mit à y déambuler, roulant, remontant, trapu, maladroit, sympathique. Je regardai cette petite créature velue et, je la laissais venir sur ma main.
Quelqu’un me dit alors :
- C’est une abeille du pays. Elles ne piquent pas.
Depuis combien de fois les ai-je revues actives et douces, les menues abeilles brunes d’Extrême-Orient ! Ce sont les butineuses des jardins, sur ces terres sans fleurs. Dans la campagne, si peu de corolles sucrées, si peu de parfums ! Quand les lilas du Japon fleurissent, en mars, toutes les abeilles de la région sont autour leurs grappes. Puis, il y a heureusement les riches verges des vallées, où l’orange, le citron, le pamplemousse et la mandarine mûrissent au milieu de fleurs sans cesse renaissantes.
Elles font un miel épais, brun sombre comme leur fourrure de petits ours volants, un miel savoureux et fort, presque trop aromatique, qu’elles suspendent aux arbres dans des poches de cire.
Les indigènes ignorent l’art charmant du rucher, et cependant ils sont friands de miel.
Un jour, je cheminais à cheval dans la forêt d’Angkor. C’est la plus parfumée des forêts que j’ai traversées. C’était la saison des jasmins, des lianes en fleurs et des orchidées. J’avançais la tête renversée, pour voir aux troncs des beaux palmiers les ruissellements d’or d’une petite orchidée embaumée, qui semblait une éclatante lumière.
Le Cambodgien, demi-nu, qui marchait devant mon cheval, lui aussi allait le nez en l’air, butant dans les racines et les pierres, et je me demandais pourquoi, car il ne regardait certainement la même chose que moi.
Soudain, il marcha vers un arbre et du tranchant de sa hachette lui fit, dans l’écorche, un signe particulier. Je voulus savoir : l’homme me montra (et je fus longue à l’apercevoir), accrochée à une branche haute, l’outre sombre des abeilles sauvages. C’était cela qu’il cherchait. Tous ceux qui circulent dans l’immense forêt, cherchent de leurs yeux perçants, le trésor de sucre. Quand ils l’ont découvert, si l’arbre n’est pas encore réservé, ils le marquent d’un signe personnel. Les Cambodgiens sont honnêtes et nul ne vole le rucher qu’un autre a ainsi mis sous scellés.
Nul… que les bandes de singes sifflants et « cabriolants » et que les délicieux petits ours à miel, doux comme des moutons, gourmands comme des médecins, bruns, touffus et hirsutes comme les abeilles elles-mêmes.
Tant d’ennemis et des régions entières sans autres fleurs que de loin en loin quelque ixora brutal et âcre, quelque pervenche du Cap sans parfum, tout cela fait que l’abeille n’abonde pas en Extrême-Orient et que le cuisine dernier devant son fourneau peut tourner ses confitures sans voir accourir au signal enchanté de l’odeur rien qui ressemble aux blonds tourbillons de France.
A peine une ou deux petites créatures lentes et douces viennent-elles engluer leurs petites pattes courtes au bord de la bassine.
Abeilles d’Annam nourries de la fleur de l’orange et de l’arec ; abeilles du Cambodge nourries de jasmins et d’orchidées ; l’abeille de Chine nourries de tubéreuses et de pêcher, oublierai-je jamais pour vous les abeilles d’un jardin de Campagne nourries des mille fleurs d’Occident ? Hélas ! ô soirs devant la flambante cheminé de la ferme, ô enfance gourmande, rayons d’or coulant sur le grand plat, pain tendre, noix fraîches, vin du pays.
Mais maintenant que la volupté heureuse de toutes ses choses s’est évanouie, ce qui revient à mon souvenir, c’est la mèche soufrée qui asphyxiait la ruche et le tas de petits corps morts ou mourants que nous laissions sur l’herbe, dans la nuit brumeuse de novembre, en courant gaiement vers la maison avec le « panier », barbares joyeux, insouciants de la souffrance…
Aujourd’hui je ne voudrais plus tuer les abeilles et le miel que leur mort me donnerait serait triste à ma bouche.