INCINERATIONS CAMBODGIENNES

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INCINERATIONS CAMBODGIENNES

Par Jeanne LEUBA

Les incinérations cambodgiennes ont lieu, généralement, dans la cour des pagodes. Et c’est une grande calamité que de louer- comme je l’avais fait à Phnom Penh- une villa au voisinage d’un de ces édifices sacrés. Les bûchers sont trop petits pour consumer un corps humain rapidement. Il y faut longtemps, et, parfois, un coup de pouce, qui enlève toute dignité à ce rite. Lorsqu’un cadavre étendu sur ses bûches commence à gesticuler sous l’effet des flammes et que la famille l’arrose de pétrole pour l’aider à se calmer, le spectacle n’a rien de solennel.

Mais la plus curieuse cérémonie à laquelle j’aie assisté, se passe un jour à Siem Réap.

Un riche marchand de l’endroit perdit sa femme. Il en fut sincèrement désolé et, un peu de vanité aidant, décida de lui dédier un superbe hommage posthume. Peu importe la dépense ; il fallait forcer ceux qui auraient, par la suite, l’occasion d’en parler, à en reconnaître le faste.

Dès que fut fixé le jour propice à la tête, les invitations furent lancées, non seulement aux compatriotes de la famille, mais à d’autres notabilités et aux Européens du poste.

Ceux-ci déclinaient rarement ce genre d’obligations, par principe et par goût, les rites asiatiques dégageant toujours un pittoresque puissant. Le rendez-vous à la maison mortuaire fixé à quatre heures de l’après-midi, la chaleur était encore très forte et les assistants s’éventaient et s’épongeaient à qui mieux mieux, debout sous l’auvent de paillote édifié pour la circonstance contre la façade.

Enfin, le char mortuaire arriva et stoppa devant la porte ; ce qui constituait déjà un progrès.

Cependant, rien ne bougeait.

  • Qu’est-ce qu’on attend ? demanda quelqu’un tout bas.
  • Les musiciens, répondit son voisin.

En effet, quelques instants plus tard une camionnette amena ces artistes. Leur vue suscita un murmure d’admiration respectueuse chez les curieux massés à quelques mètres ; le veuf n’avait vraiment épargné aucun luxe ! Il avait fallu recruter ces hommes à la ville, leur assurer le voyage aller et retour, ainsi que trois jours de vivres et couvert en plus de leur cachet, certainement élevé. Il y avait deux saxophones, deux flûtes et un cymbalier. Escorte qui devait donner beaucoup de lustres au cheminement funèbres.

Tout étant prêt désormais, un grand silence se fit pendant que les porteurs allaient chercher la bière.

A son apparition, toutes les têtes s’inclinèrent et tandis que les aides hissaient le cercueil sur le corbillard aux plumeaux poussiéreux d’autruche noire, nous eûmes la surprise d’entendre éclater :

Monte là- dessus, monte là-dessus,

Et tu verras Montmartre…

Transformé d’une façon sublime en adagio maestoso. Ce qui courba un peu plus que de raison les fronts européens.

Piétinements étouffés ; organisation du cortège, qui s’ébranla enfin, tandis que les cuivres gémissaient douloureusement :

Tu t’en vas et tu nous quittes,

Tu nous quittes et tu t’en vas…

Puissamment et gravement modulé.

On aurait pu croire que nous pleurions, tellement nous avions le menton sur la poitrine.

Le long de la route « couleur de mangue mûre », la lente procession s’étira dans le recueillement. Il fallait atteindre un grand terrain, propriété de notre hôte.

L’orchestre entama un largo pathétique :

Puisque tout est fini…

Je crois que des mouchoirs se portèrent vers des yeux en larmes.

Nous laissâmes le village en arrière, pour aller vers la brousse. Les flûtes se mirent à susurrer :

Oublions le passé, reviens…

Mais comme apparaissaient au loin les tentes de fête, nous fûmes noyés dans quelques choses d’informe, de pâteuse et geignard qui prétendait être la Marche Funèbre de Chopin. Horreur qui, par sa réelle intention d’affliction, soulagea un certain nombre de rires rentrés, irrespectueux d’une façon désolante.

Soulagement d’arriver ! Dans l’immense champ nu, calciné de lumière, sur une aire soigneusement aplanie et balayée, devant un léger hangar pour le personnel et les provisions, s’étendaient d’immenses tables en planches sur des tréteaux, flanquées de bancs, abritées par des volumes de toile, couvertes d’assiettes et de verres, de cuvettes géantes et de corbeilles pleines de flacons pour la collation.

Non loin, cinq rectangles de cendres attestaient que le marchand, désireux, de s’acquérir des mérites, avait offert l’incinération à cinq morts des familles pauvres. Mais la défunte que nous apportions ne fut pas mise en bûcher ; elle fut déposée dans un charmant petit kiosque, élevé tout exprès. Heureusement, car notre somptueux goûter eût été empoisonné par les atroces émanations habituelles.

Tout le monde s’assit avec plaisir et une armée de serviteurs commencèrent à voltiger, offrant bière, limonade, sodas, coca-cola, orangeades et autres breuvages dont les capsules se mirent à sauter de tous côtés. Il y avait aussi des bouteilles de cognac et de Pernod pour les amateurs de rafraîchissements plus corsés.

Des domestiques ouvraient à la file des boîtes de Petit-Beurre et de biscuits Champagne et les renversaient dans les grandes cuvettes, aussitôt emportées, où les assistants se servaient à poignées. Sous le hangar, on cassait au ciseau les longs mouleaux de glace, tirés de leur sciure de bois, on en rinçait les éclats dans des seaux avant de les précipiter dans les rangées de verres tièdes. Des mannes de fruits circulaient ; on présentait des cocos, adroitement décapités au coupe-coupe, qui avait juste entamé le point tendre du germe où la bouche allait s’appliquer pour déguster l’eau parfumée.

Des petites filles distribuaient des éventails ronds, fait d’une feuille de palmier sèche, ourlée à la main, sa rigide tige ligneuse servant de manche. On se passait les coffrets de cigares et de cigarettes disséminés sur les tables.

C’était une joyeuse agitation.

Comme le soleil de cinq heures et demie pénétrait sous les abris en aveuglant tout le monde, des coolies accrochèrent des nattes sur l’Ouest.

Après les éventails, les mêmes jeunes servantes tendirent des cartons de médailles destinées à commémorer ce grand jour. Et, bien que nul ne fut catholique dans le clans des affligés, c’étaient des petites effigies de la Vierge, munies d’un brin de tissu et d’une épingle pour les fixer, ce qui provoqua aux corsages et aux vestons une floraison des menus insignes scintillants.

La liesse était générale lorsque tout le monde vit qu’il fallait faire silence, et les bruits s’arrêtèrent par îlôts.

Debout en pleine lumière sur le front des tables, le veuf se tenait immobile, un interminable ruban de papier aux mains. Cela se déroulait presque jusqu’au sol, en se recourbant élégamment comme sur les vieilles gravures.

Lorsque la dernière voix se fut tue et le dernier serviteur assis sur ses talons, l’homme prit la parole d’une voix claire.

Il déclara d’abord qu’il a tout perdu en perdant son épouse vénérée, mères de ses fils et gardienne du foyer.

  • J’étais, dit-il, comme un bateau sur la mer. Elle était mon pilote et mon capitaine. Je suis maintenant pareil à un navire en détresse.

Puis, il ajouta que rien ne devant être ménagé pour honorer une telle compagne, voici ce qu’il avait dépensé pour elle.

Commença l’énumération de tous les frais causés par cette mort, en débutant par la pharmacie et le médecin, le cercueil et les cierges votifs, la location du corbillard et des musiciens. Il n’était point oublié les charrettes à bœufs pour transporter les provisions, les gages de chaque « extra », le coût des éventails de palme, des cigares, des cigarettes et des médailles et tout le détail des journées de coolies pour l’aménagement du terre-plein, l’achat des bambous, des toiles et des paillotes, le devis de maçonnerie du pavillon funéraire, etc,etc…

Pas un fétu ni une confiserie n’avait été oublié sur l’immense rouleau de papier qui remontait du sol à mesure, pour redescendre entre les poignets du lecteur.

D’abord ahurie, les invités se remirent peu à peu à croquer les biscuits et à boire les rafraîchissements dont on leur donnait si soigneusement le prix. La voix qui débitait cette curieuse litanie ne fut plus qu’un ronronnement monotone sous les multiples bruits de la réunion, décapitation des cocos, coups de marteau fendant les blocs de glace, petit « tac ! » des capsules qui sautaient, froissement joyeux du métal aux boîtes Lefèvre-Utile.

Un crépuscule bienfaisant tombait du ciel apaisé. Les chauffeurs venus chercher leurs patrons avaient abonné les autos sur la route, et, mêlés au personnel du hangar, se désaltéraient en picorant, eux aussi, gâteaux et fruits.

Des conversations paisibles réunissaient des amis contents de se retrouver un moment. La chaleur baissait beaucoup. On s’attardait, durant que, par les quelques brusques à-coups habituels, l’éclat du jour finissait de s’évanouir.

Déjà, des lampes à gaz d’essence s’allumaient, blanches et sifflantes.

C’était fini. On avait passé quelques instants distrayants et on allait rentrer dîner.

Le veuf continuait :

  • Démolition des charpentes… Charrettes pour ramener le matériel… Solde des bouviers…

Et, bien enfermée et cachée dans son gentil pavillon blanc, la défunte, qui ne sera plus jamais pressée, commençait d’attendre en paix le moment d’être livrée aux flammes…

Jeanne LEUBA

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