VI. PERIPLE Jeanne LEUBA

Publié le par oth

VI. PERIPLE

Jeanne LEUBA

Vendredi 17 février 1911

En route, très tôt, par la forêt dense et accidentée, dans le matin mouillé de rosée. Invisible derrière les écrans de sylve, le soleil déjà pourtant, et du jour qui commence nous allons égrener de nouveau les heures embrasées sur les pistes indécises des solitudes.

Finie, notre longue station à Angkor. Finies les courses à cheval qui, chaque fois, nous amenaient vers quelque temple de cette floraison religieuse, éclose jadis sur toute la région.

Derrière nous vont rester, debout au cœur des fourrés, croulant au bord des cheminements ou renversés sur les berges des bassins sacrés, ces fantômes de sanctuaires, dont on voit encore si peu, dans leur détresse actuelle. Une verdure débordante les étouffe, cache leur architecture en les rendant dangereux.

Et maintenant, partir… Repartir vers d’autres ruines et d’autres campements.

Le convoi chemine au pas des petits bœufs. Nos essieux font dans le silence un continuel grincement modulé, une petite chanson de route triste et aigrelette, petite voix courageuse qui chante tout le long des interminables kilomètres.

Les roues, aux grossiers assemblages disjoints, ramassent à chaque tour, puis déversent à flots le sable presque rose des chemins.

Nous allons, avec la patience résignée des nomades, enveloppés par la nuée qui poudre les cheveux, colle à la peau et grince aux dents meurtris par les rudes cahots, sur un sous-sol rocheux, qui affleure perpétuellement.

Une biche part sous le couvert, fuit en bonds souples, avec des arrêts brusques pour nous regarder, sa fine tête tordue au-dessus des herbages. Des grues antigones, coiffées de pourpre sur un habit d’un délicat gris-bleu, cherchent leur nourriture sans hâte, et se dérangent à peine à notre passage.

Effacez-vous derrière moi, belles images exotiques : Toi, Bakong, tes terrasses, tes jardins charmants, tes ruines ombragées de palmiers, halte méridienne dans la paix brûlante d’un grand paysage pâle. Et vous, Prah Kô, farouche et solitaire dans un hallier sinistre. Et vous, sur le poudroiement lumineux d’un soleil couchant, Lolei ceint de pagodes et d’abris élégants. Des arbres en fleurs embaumaient le soir, ô Lolei ! Vos maisonnettes de bonzes, dans les blanches cours plantées de tnots(1) tout droits, avaient l’air d’un grand joujou. Et la nuit, à Roluos, stagnait, si lourde, avec le bruit noir du fleuve invisible!

Hier, un matin délicieux, d’un bleu tunisien, montrait les eaux basses et les berges de riches maisons chinoises.

Puis, ce fut une forêt-claire, sans ombre ; l’illusion perpétuelle d’avancer vers un taillis qui fond et se disloque éternellement. Chaleur nuage de poussière, bœufs qui se traînaient… A midi et demie, Samrong. Gardant l’enceinte de la case où nous entrons, un petit piquet de miliciens en uniformes noirs porte, devant nous, les armes comme un seul homme. A cet ensemble inattendu, nos bœufs, réveillés, se cabrent d’épouvante. Les miliciens, peu soucieux du prestige militaire, s’enfuient devant les charrettes bondissantes. Les conducteurs, cramponnés aux rênes, scient les naseaux de leurs bêtes en bramant des « âââââââ !» désespérés. Et c’est au milieu des cris et du fracas d’une panique burlesque que nous faisons notre entrée chez le Gouverneur.

Aujourd’hui, le gîte d’étape est à Damrey Kaun, tout petit campement forestier où vient déjà de s’abattre un convoi d’indigènes.

Clairière ; au fond, le chant d’un ruisseau caché. Torches de résine odorante, qui secouent leurs filoches de suie ; prompts jaillissements de feux blessés, coruscations rouges sur le désordre. Et désordre, désordre. Charrettes aux timons dressés, bœufs errant, buffles vautrés qui soufflent, bagages à terre, hommes accroupis autour des marmites. Par-dessus, une nuit pure et haute.

Effacez-vous, belles images. D’autres vous succèderont. Au livre enluminé de ma vie errante, chaque jour garde à sa page son estampe exquise ou barbare, chaque heure, comme une précieuse majuscule, est d’or, d’argent, de pourpre ou de sinople.

La forêt continue. A l’aube des âges, elle régnait ici, formidable et noire. Puis, l’homme vint ; des hameaux entourèrent des cultures ; l’arbre recula, la maison le poursuivit. De riches cités en riches cités, l’homme vainqueur tendit des avenues comme des tapis. Des chaussées dallées de grès, coupées des ponts énormes, partirent de Beng Mealea, s’en allèrent vers Angkor-la-Grande et vers les villes secondaires. Le Phnom Koulen bruissait d’esclaves et ouvriers, occupés à débiter la pierre. Les temples magnifiques s’élevaient de toutes parts, les sanctuaires en bois précieux, élancés dans les palmes, s’ajoutaient encore à la gloire des dieux.

Et tout était comme le soleil au milieu du jour.

Comme le soleil décline, décline l’éclat des peuples. Le couchant est venu pour celui-ci. Le crépuscule est venu. Les ténèbres des défaites sont venues. La forêt, qui n’avait qu’attendu, s’est refermée.

Cherche, aujourd’hui, toi qui passes. Cherche la rumeur de la vie et la trace des palais. Ce cahot de ta charrette ? C’est l’angle d’une dalle déjetée. La voie antique est sous ce linceul de sable.

Et les dieux ? Les dieux ? Regarde ! Voici la plaie d’une lande récemment incendiée, et parmi les souches et les tiges carbonisées, ce pêle-mêle funèbre de blocs noircis : un prasat écroulé. Ici, les traces de sa chaussée ; ici, les contours affaissés du bassin sacré. Ces débris d’une longue stèle ? Les neuf Divas, à demi corrodés par le temps. Et te voici toi-même, ô Vishnou, cadavre presque enfoui, souillé de terre et de suie, toi qu’autrefois lavaient et adoraient les prêtres !

Le voile retombe sur ce qui fût. La vie, la pauvre vie humaine, encore en ce hameau misérable : Ti-Klich. Encore la forêt, assombrie de gisements de grès qui affleurent sans cesse et soulèvent, dans les taillis moins denses, leurs grandes épines grises, pans traînants du Koulen qui monte à l’horizon.

Un petit pont khmer, qui débitait l’eau par trois tunnels carrés, s’éboule un peu dans des verdures. La piste s’élargit. Toute seule, au carrefour des chemins de la forêt, une sala mélancolique : Beng Mealea.

Ci-gît de nouveau l’immense passé.

Les jougs des bœufs sont tombés. L’arrivée, tohu-bohu, blesse la paix immobile de la sylve. Mais comme, tout de suite, nous nous y enfonçons, laissant le campement s’organiser, le silence se referme sur nous.

Nous n’avons guère à chercher. Bientôt, des eaux froides miroitent à nos pieds, moirées d’une ombre verte, presque noire, encloses dans les longs gradins habituel de baykriem (2) pourpré : le bassin sacré du sanctuaire, où la légende fait vivre, monstre également sacré, un caïman plus que centenaire.

Une fine chaussée à jour s’élève, portée par une colonnade, bordée d’une balustrade toute de grâce harmonieuse. Et voici qu’elle nous mène dans un palais aveugle, fait surtout d’immenses galeries très hautes, nues d’une simplicité solennelle et glacée. Elles sont restées toutes presque intactes, tandis que le reste n’offre plus qu’un effroyable chaos, comme le résultat d’un cataclysme. Des cours humides, encaissées entre des murailles pleines, sont presque comblées par des éboulements cyclopéens. Les portes croulent sur l’amoncellement des voûtes effondrées, et une végétation désordonnée ronge, couvre, désagrège ou enlace férocement.

Actuellement, la visite de Beng Mealea est une séance de gymnastique épuisante et périlleuse, tant l’admirable édifice s’est abattu.

Et peut-être, au milieu de ce bouleversement, la rigidité nue des galeries restées intactes est-elle plus impressionnante encore.

Lorsque nous revenons, nos bouviers ont installé leur feu au campement au pied d’un arbre. Le couvert est mis dehors, contre la sala, qu’éclairent les flammes dansantes des foyers où cuisent les marmites de riz. Reste l’éternel interprète, qui ne sert jamais à rien parce qu’il n’est jamais là. Il arrive longtemps après les dernières charrettes, portant toujours la même sérénité goguenarde sur sa face de batracien.

La soirée s’achève paisiblement, dans cet accord particulier des haltes de brousse, où tout un groupe d’humains, sans affinités et sans affection, se trouvent réunis dans la solidarité de l’isolement, de la défense contre la nature et les animaux, avec un lien de soucis communs qui n’intéressent que l’individu physique : faim, soif, froid, fauves, ténèbres, fatigue ; matières d’où ne peuvent naître aucun dissentiment, dans lesquelles les hommes n’ont pas besoin du langage articulé pour sentir leur union tacite.

Samedi 18 février 1911

A l’aube, le boy a cuit le pain dans une termitière qui dresse sa hutte au pied d’un vieil arbre, car ce sont là les fours habituels des nomades.

Et ce pain, c’est la terreur de la forêt. Lorsque le cuisinier le prépare, le soir, après le dîner, nous éprouvons un singulier sentiment à écouter la nuit. Dès que retentissent les coups de la pâte battue sur sa planche, les taillis se réveillent. Des premiers cris retentissent, venus de quelles gorges animales ? D’autres s’y joignent immédiatement ; puis d’autres, d’autres, d’autres… Une totale fraternité devant la peur. Tigres, panthères, cerfs, pachydermes, chiens sauvages, chevrotins, singes, paons, hiboux, grands-ducs, chouettes, peut-être menus oiseaux…

Les ténèbres forestières ne sont plus que feulements, grondements, hurlements, hululement, bramements, sifflets, clameurs, fondus dans le mascaret d’un énorme bruit sourd. Révélation d’un monde cent fois plus nombreux que ne laisse supposer la marche de jour dans la sylve, où l’œil surprend rarement quelque harde en train de jouer, le bond d’un singe, le rocher gris d’un éléphant qui se cache.

La forêt semble subitement bourrée d’animaux, par une sorte d’inquiétante magie.

A pied derrière un guide, nous partons pour les carrières antiques, sur les contreforts de Phnom Koulen. Une sorte de promenade en forêt, sur un sol en montagnes russes et nous voilà aux gisements.

Tout à fait curieux, beaucoup plus impressionnant que foule de temples en ruines. Les carrières à ciel ouvert semblent attendre le retour des hommes coupant la pierre tendre, qui durcissait rapidement à l’air. Il en émane la sensation de la ruche ouvrière, active, bourdonnante, assaillant la roche avec des instruments rudimentaires, travaillant avec une inconscience de métier qui lui faisait débiter par tranches horizontales ce qui serait utilisé le plus souvent en pièces verticales ; d’où le délitement abondant, funeste aux sculptures et aux inscriptions.

Parfois, la carrière apparaît comme une ville morte ; on y discerne des formes de maisons, d’escaliers, de cours, de murailles, si nettes qu’il semblerait facile d’en lever le plan ; certaines extractions profondes sont devenues des bassins où viennent boire cerfs, fauves et éléphants.

On cherche malgré soi : le hasard n’aurait-il pas conservé, à travers les siècles, quelque ébauche de décor, quelque caractère grossièrement gravé par un carrier, de la pointe du ciseau, par ce goût qu’ont les hommes éphémères d’essayer de perpétuer, pour une durée qui les dépassera, le nom qui les figure ou la date qui témoigne de leur vie ? Mais rien de semblable ne se découvre ; rien que traces d’outils, jonchées d’éclats de grès, blocs abandonnés au moment de quelle panique, de quelle invasion, de quel massacre ?...

Des charmilles de bambous sauvages ombragent ça et là des éminences irrégulières et ce lieu étranges, produit de ce que Lévy-Bruhl appelait « la géographie humaine », fait songer à ce que supprima ce labeur de termites ; nous ne saurions plus où nous sommes si, brusquement l’ancienne configuration apparaissait. Ici, d’orgueilleuses pierres libres composaient telle beauté ; mais l’homme est venu briser, pour leur en imposer telle autre. Quel amas géant de colonnes, de colonnettes et piliers, de linteaux, de tympans, de piédroits, de marches et d’échiffres, de murailles, de dallages, de balustrades, de soubassements, de piédestaux, de cuves, de statues et d’immenses voûtes, arrachés par sa main à l’inertie grandiose d’un site rocheux !

Destin noble, cependant, au regard des destructions utilitaires comme celle du Phnom Krom, fier bastion du Grand Lac, déchiqueté d’année en année pour empierrer les routes !

Des chaussées spéciales avaient certainement été établies pour le charroi des matériaux jusqu’aux chantiers. Un bas-relief du Bayon d’Angkor Thom a perpétué la vision de cet effrayant labour : une armée de coolies traînent et poussent les masses de grès ; un surveillant frappe de son rotin les faibles et les paresseux, tandis qu’un batteur de gong rythme le travail, comme le hortator romain rythmait à la timbale la cadence des forçats, enchaînés aux galères.

Identité des techniques et des conditions, à travers temps et latitudes…

Nous rentrons pensifs de ce pèlerinage aux sources qui a ramené dans notre esprit un tel chaos d’images poignantes et d’une sorte de Mémorial fabuleux.

Il est temps de partir. Bagages prêts, charrettes attelées, le convoi s’ébranle et, derrière lui, la sala retombe au silence, sous les quelques grands arbres de ce carrefour désert.

Au plus épais des fourrés, un ensemble un peu fantastique apparaît tout à coup et nécessite un croisement laborieux : une pirogue posée sur un char dont un adolescent presque nu, debout sur le timon, mène les énormes buffles gris, aux têtes royalement encornées.

A dix heures moins le quart, nous arrivons à Svay Kbal Teuk, hameau de piroguiers, que jonchent pittoresquement, de tous côtés, de longs esquifs en construction, troncs entiers de beau bois dur, vidés et courbés au feu. Cela nous explique la rencontre de la forêt.

On nous apporte le lay(3) de cocos, de riz et de poulet ; ici, la monnaie est encore considérée comme assez curieuse pour que les habitants en fassent des colliers aux enfants, lesquels n’ont, pour la plupart, aucun autre vêtement.

Dès que nous avons déjeuné à l’ombre d’un abri fort rudimentaire, nous nous mettons en route sous le soleil sans merci de la plaine, pour le prasat Ta Dong, assez éloigné, situé sur un léger mouvement de terrain dans un coin de rochers et de bambous où se voient encore des traces d’anciens ermitages.

Sa porterie n’existe plus qu’à l’étage de vestige. Une tour de briques nues est encore debout, avec une statue de Garuda gisante, sur le sol défoncé. Un lion renversé gît en avant. Dans les hautes herbes qu’il faut couper pour dégager les alentours du sanctuaire, grouillent des multitudes épaisses de punaises noires dont l’odeur écoeurante se répand et qui escaladent par grappes.

Quelques coolies dégagent une grande cuve à ablutions, dont l’angle émergeait des décombres. En voyant cette dalle percée d’un trou octogonal l’interprète éprouve le besoin de me donner une explication :

  • C’est-hun-ca-bi-net-pour-les-bonzes.

Et devant mon éclat de rire, il réitère, vexé :

  • C’est-sûr-que-c’est-hun-ca-bi-net-pour-les-bonzes !

Dimanche 19 février 1911

Aurore. Nos charrettes se frayant une fois de plus, passage à travers la forêt trempée, parfumée de jasmins sauvages. De longues espaces incendiées coupent le chemin qui s’y marque que par deux sillons parallèles de sable saumoné. Nous marchons, à ce départ, comme en fin d’étape, avec une prodigieuse, une exaspération lenteur ; rien ne peut secouer l’apathie des bouviers qui tentent de nous faire faire halte à chaque instant. Nous refusons jusqu’à 10 heures 1/2. A ce moment, nous nous trouvons auprès d’une grande mare. Cette rencontre n’est pas fréquente et comme il n’y a pas de repos pour les buffles, sans l’abreuvoir et la baignade, nous décidons de déjeuner là. C’est malheureusement le taillis clair, sans ombre ; en dépit de branchages enchevêtrés par les hommes dans les basses rumeurs d’un arbre un peu moins maigre que les autres, nous ne pouvons déjeuner dessous qu’en restant couverts et c’est là qui enlève beaucoup de repos de la halte. On mange la moitié moins, avec le poids de plomb du casque sur les cheveux trempés et sa marque douloureuses qui vous creuse le front.

Comme nous nous sommes plainte de la marche ridicule du matin, un notable qui fait partie de notre convoi, et s’est, je ne sais comment, procuré un buffle en chemin, prend, lorsque nous repartons, la tête de notre caravane et la mène au galop pendant une heure, monté à cru sur son mastodonte ; extraordinaire et diabolique chevauchée dans un vacarmes sans nom, au bondissement lourd des buffles, entraînant leur charrettes à travers ornières, rocs et racines et dans des tourbillons de poussière où ne s’apercevaient plus, et comme à travers un voile, que l’encensement saccadé des immenses cornes en croissants et des torses nus des bouviers frénétiques.

Après cette sauvage équipée, nouvel arrêt au bord d’un étang pour faire boire des bêtes à bout de souffle.

Nous ne les laissons pas reprendre la course et nous contentons désormais d’une allure convenable.

Dans le sable et le soleil, c’est toujours la forêt-claire triste et nue, ravagée d’incendies éteints ou en activité. Des taillis flambent en crépitant, avec des flammes qui dessèchent les arbres. Des plaques de braises rouges palpitent en moires ardentes au moindre souffle. Des troncs énormes, tombés, se consument lentement, sans feu apparent, avec des volutes de fumée bleuâtres, laissant à leur place un fantôme de cendres grises, qui dessinent sur le sol jusqu’aux moindres brindilles déjà détruites.

Par endroits, la route même est couverte de flammes courtes, qui dévorent une herbe roussie. Tout est calciné, noir.

A 4 heures ½ nous sommes au Spean Ta Ong, l’un des grands ponts khmers qui subsistent encore au Cambodge. Les charrettes nous laissent au pied, car une de ses rampes s’effondre et devient un simple chaos de blocs. C’est un splendide pont de bai-kriem, bordé d’une balustrade de nagas, le corps des serpents formant la main-courante et les éploiements de têtes et de queues de magnifiques motifs décoratifs, en éventail aux extrémités. Il a environ 50 mètres de long, dix de haut et huit de large. D’en bas, il montre quatorze arches rectangulaires, séparées par des contreforts massifs et le tout construit comme un jeu de « patience »géant, en énormes cubes de bai-kriem rouge. Chaque arche forme un tunnel pavé, ayant donc, à peu près, 9 mètres de haut sur 8 mètres de long et sur 1 mètre 50 de large. Cela produit une grande impression de force et de civilisation antique. Un double bras de rivière, actuellement presque à sec, vient passer dans ces arches. Buissons et végétations éparses adoucissent, à cette saison, l’aspect sévère et puissant du pont.

Deux heures après cette visite, nous sommes de retour au hameau misérable de Kambau, qui ne s’est pas développé depuis l’époque des premières explorations françaises, si l’on en juge par ce que disent de lui les anciens itinéraires archéologiques. Trois ou quatre masures sordides sont dispersées sur une aire mal entretenue. La sala tombe en ruines et c’est un problème qui s’y trouver un coin suffisamment planchéie, où puissent poser les pieds du lit.

Les bouviers ont profité de l’arrêt pour emprunter des maillets aux paysans et refont un peu les assemblages des roues qui jetaient des torrents de poussière ; nous arrivions aux étapes blancs de cheveux comme des vieillards et les bagages étaient remplis de sables.

Non loin de la table, pendant que nous dînons en plein air, un vieil arbre brûle dans un coin de brousse et, debout, fait cheminée ; en sorte que nous détournons notre attention de l’éternel poulet rôti, en regardant les herbes d’étincelles d’or qui s’échappent de ce foyer bizarre et illuminent par intermittences la nuit d’encre.

Lundi 20 février 1911

Sept heures du matin. Une forêt d’émeraude sous son herbe touffue et moelleuse. Des oiseaux verts et rouges balancent leurs plumages éclatants. Un paon, orgueilleusement piété sur un tertre, tourne la tête pour nous voir passer tandis qu’un autre s’enlève avec bruit et va se poser sur une branche, splendidement alourdi par sa queue de joaillerie.

Tout de suite, nous entrons dans une immense clairière, blonde et haute comme un cham de blé, où bondit un troupeau de bêtes joueuses : un cerf aux larges andouillers, quatre biches fauves et un faon. Ils se poursuivent, se livrant à des courses échevelées, à des tournoiements ivres, sans souci de convoi vers lequel ils tendent le col de temps à autre, dans un mouvement plus curieux que craintif.

D’énormes foulés d’éléphants, toutes fraîches ont écrasé l’herbe et donné au terrain d’aspect d’un rayon de cire géant, présenté par les alvéoles. Il doit avoir ici un véritable troupeau de pachydermes pour que le sol soit dans cet état.

Un peu plus loin, arrêt sur la route ; un coolie nous mène dans le sous-bois au prasat Tap Chey, très curieux édifices en grès, composé d’une salle longue aux murs incurvés, aérée par des baies à balustres et précédée d’une sorte de porche qui a beaucoup d’allure. Dans la nef, gît une pierre bizarre, en demi-lune, enterrée dans la termitière générale. Nous tentons de la faire dégager, mais c’est un travail impossible à réaliser, étant donné la dimension que revèlent les quelques minutes de fouille. Il faut se résigner à ignorer la forme et la destination de ce singulier débris.

Nous repartons dans l’appareil ordinaire : poussière, soleil impitoyable, cahots à vous rompre les membres. Il passe de la forêt forêt-éclaire et des incendies, et de la forêt-claire et des incendies, éternellement. Ni villages, ni huttes mêmes ; un désert aride et sans eau.

Enfin à 11 heures 1/2, le mot « trapeang » circule. En effet, une marre à demi tarie et croupissante miroite dans une dépression de terrain. Les bêtes, dételées, s’y précipitent, les boeufs pour boire, les buffles pour se rouler dans la vase et s’y endormir, la tête seule hors de l’eau. Les coolies se construisent un abri sommaire, fait de branchages sur quatre piquets, afin que nous ne déjeunions pas sous les cataractes de feu qui tombent du zénith.

Le repos est d’environ une couple d’heures, et le trajet qui suit devient plus agréable et boisé.

Nous arrivons à Beng Mealea peu avant la nuit.

La petite sala, au carrefour des routes en forêt, a toujours son air mélancolique. Le soleil se couche en énorme globe rouge derrière des charmilles dénudées de printemps froid. Tout est désert, muet, nostalgique. Dans le fourré crépusculaire, la nuit enveloppe déjà les effondrements tragiques du temple, ses longues galeries aveugles où rampent les bêtes de ténèbres et son bassin aux eaux glaciales où dort l’immonde caïman sacré et au-dessus duquel les sifflantes chauves-souris poursuivent d’un vol mat les essaims de moustiques.

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  1. Tnots : palmiers à sucre
  2. Bai-kriem pourpré : Sorte de meulière
  3. Lay : Prononcer l’ail, offrande de bienvenue et politesse.

Semaine prochaine : VIIème article : Fête des eaux

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