LA COLONIE FRANCAISE A PHNOM PENH SOUS L’OCCUPATION JAPONAISE 1940-1945 (1)

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LA COLONIE FRANCAISE A PHNOM PENH SOUS L’OCCUPATION JAPONAISE

1940-1945 (1)

Par Jeanne LEUBA

Lorsqu’éclata la guerre de 1939 en France, nous ne nous aperçûmes de rien au Cambodge. La vie y continua, facile et douce, sauf que vint s’ajouter à nos calmes journées la lecture des communiqués.

Pour la plupart d’entre nous, la politique souterraine qui rongeait déjà les racines du Protectorat était ignorée. Nous suivions les événements comme la mort du roi Monivong, le couronnement de Sihanouk, encore gamin, en 1941, sans y attacher plus d’importance qu’à des spectacles pittoresques. Quant à la guerre d’Indochine, elle durait déjà depuis si longtemps ! C’était l’incendie auquel on se croit sûr d’échapper, parce qu’il s’est allumé au loin et sera éteint avant de vous approcher.

A la fin de 1944, j’avais entendu quelqu’un dire :

  • En somme, si ces deux guerres finissent bientôt, elles seront passées sans que nous souffrions ici.

Vérité ce soir-là, cette opinion ne devrait pas tarder à se changer en erreur.

Certes, le Cambodge, prétendu neutre, semblait borné au rôle de spectateur. Qui donc pensait que le mal arriverait jusqu’à lui ? Cependant, une très ancienne prédiction vivait dans la mémoire du peuple : elle disait que lorsque la ville serait reliée par un pont sur le Tonlé Sap à son faubourg sur l’autre berge, Phnom Penh serait noyée dans le sang et qu’il ne resterait plus assez d’habitants pour entourer de leurs bras le banian centenaire qui s’élevait sur le quai, près de la Douane. Or, ce pont venait d’être construit, non par les Cambodgiens mais par «l’aide japonaise », comme la route de Kompng Som, la fameuse « route de l’Amitié » était due aux Américains. Sihanouk, qui aimait cependant tellement aller couper des rubans de tous les côtés, refusait de l’inaugurer, se retirant dans sa coquille comme si, par une sorte de magie, l’absence de cet acte officiel pouvait arrêter le destin. Les accès du pont restèrent même longtemps à l’abandon, sans que leur terrassement soit entrepris ; il était tendu entre deux abominables rampes de pierrailles.

Notre premier malaise fut l’arrivée des soldats japonais à Phnom Penh. Je suppose qu’il n’avait appartenu qu’à une minorité d’hommes suivant de près la politique, de prendre souci de l’entrée de ces troupes en Indochine, à l’automne 1940. Les accords signés entre la France et le Japon, au sujet de cette occupation militaire n’avaient soulevé aucun intérêt, le sort de la France nous tourmentant bien autrement.

Les troubles sanglants que cette occupation déclencha à Tonkin- premier pays envahit – nous échappèrent presque, et nous ne prîmes conscience de son anormal qu’au moment où elle s’établit dans nos murs.

A ce moment encore, la crainte ne nous saisit point. Ces hommes, très durement tenus, campaient avec une propreté et un silence parfaits

Mais, ils nous attirèrent des bombardements par avion ; bombardements thaïlandais et américains, me dit-on, d’une maladresse balourde. Ils tuaient les innocents et respectaient, comme sur un ordre donné, les Japonais. Je sortis dans Phnom Penh, un jour, à midi, après l’un des plus violents. Cité jonchée d’un millier de cadavres. Il était même tombé une bombe sur une pauvre agglomération de sampans, au bord du Tonlé Sap ; comme j’arrivais, on extrayait des débris de barques le corps d’une jeune femme enceinte, qui tenait serré sur sa hanche un enfant environ 18 mois. Plus loin, une tranchée comblée par une explosion avait étouffé ses occupants, sauf un petit chien qui fila ventre à terre dès que les pelles le dégagent d’entre les pieds des victimes et un individu hébété, hagard, qui se mit à compter et recompter sans fin, sur place, l’argent qu’il tirait de ses poches.

Un commerçant chinois avait conseillé aux siens de s’allonger, pendant les alertes, sous un de ces énormes lits en bois noir, habituels chez les asiatiques. La famille était sauve ; lui, venait de monter à l’étage se laver les mains avant de manger, lorsque la sirène hulula.

Il ne crut pas utile de redescendre en hâte ; touché immédiatement, ce côté de la maison s’était écroulé avec l’immeuble voisin, le bloquant serré devant son lavabo. Je sus plus tard que l’état dangereux de l’effondrement n’avait permis de dégager ce malheureux que onze jours après ; il venait de mourir et état encore chaud, mais, corpulent auparavant, ce fut une espèce de momie que l’on extirpa des décombres, tant il avait maigri au cours de son effroyable agonie.

Dans cette journée de massacre inepte, les nettoyeurs posaient les corps au bord de la chaussée, contre les trottoirs et les véhicules devaient zigzaguer pour ne point les écraser. On en porta à toutes les pagodes, qui n’arrivaient pas à les brûler assez vite, et on entassa le reste dans un immense hangar où familles et amis allaient les identifier. La puanteur fut telle que nous ne pouvions plus respirer.

Les Japonais, dans leurs trous individuels, n’avaient, une fois de plus, pas perdu un cheveu.

La ville avait changé l’aspect. Dès la nuit venue, le black-out laissait tomber les ténèbres sur les rues bordées de tranchées. Au long des avenues sombres, silencieuses et désertes, on apercevait ici ou là, émanant de fenêtres mal aveuglées, des lueurs bleues, rouges, orangées. Un moment anormal, un peu étrange, triste et anxieux.

Bientôt vint l’ordre irritant d’exhiber partout les drapeaux japonais, et les Vietnamiens, toujours prêts au grain, en vendirent des centaines.

Puis, nous vîmes des remous inquiétants : les Nippons organisaient des meetings pour les asiatiques. D’épaisses colonnes de boys, de gens du peuple, se dirigeaient vers des endroits où nous devinions l’éclat de discours venimeux.

Cependant, dernière tranquillité, nous n’avions pas d’alerte nocturnes. Jusqu’au 9 mars 1945. Ce soir-là vers 10 heures, nous entendîmes subitement des coups de feu. Nous commencions de nous déshabiller. Nous éteignons le plafonnier et je vais sur la terrasse. Tout est noir ; aucune sirène. Rien que ces détonations.

Les domestiques, intrigués comme nous, ont rouvert au jardin et sont sortis dans la rue. Je descende auprès d’eux un instant, puis leur dis de rentrer, de remette chaîne et cadenas, de ne faire aucune lumière, qu’il y a sûrement quelque chose de mauvais. Nous ne pouvons comprendre ce qui se passe. Mais alors que nous allons de nouveau nous coucher tous, le hurlement d’alarmes éclate et s’éteint, comme brutalement coupé. Il le fût, d’ailleurs, par un Nippon, nous le sûmes ensuite.

Boucler la maison en un tournemain et nous hâter avec nos gens, vers l’abri bétonné du docteur Deswarte, tout proche et beaucoup plus sûr que le notre…

Blottis là-dedans et muets d’angoisses, nous n’entendons cependant point de bombardement, ni, curieusement, au bout d’une attente interminable, dans le silence revenu, aucun signal de fin d’alerte. Nous rentrons donc, en traversant un carrefour parfaitement calme.

Le lendemain matin, à peine remuons-nous dans la chambre que le boy, aux aguets derrière la porte, frappe. Il nous dit de rester cachés, de ne pas ouvrir les persiennes. Ce qu’il y a eu cette nuit, c’est un coup de main des Japonais. Ils ont tué les Européens. Très tôt, des soldats sont venus interroger chez nous ; il a eu l’esprit de répondre que nous étions en voyage.

Une journée pénible commence dans notre petite villa entièrement close dont on s’occupe de masquer hermétiquement toutes les fenêtres ; mais comme elle fait l’angle du Quai Piquet et de la rue Bellenger, elle est difficile à la rendre obscure. Le docteur Deswarte, dont la femme était partie à la campagne avec leur cuisinier avant les événements, dont le personnel a déjà fui, et qui prenait ses repas chez nous, nous emmène pour nous cacher ; sa longue maison, perpendiculaire à la rue et s’y présentant par les locaux médicaux, est faite pour paraître inhabitée. Nos Annamites, qui n’ont rien à craindre, garderont notre logis.

Nous nous débrouillons donc comme nous pouvons, seuls tous les trois avec le contenu du frigidaire et traînons notre souci de prisonniers silencieux dans la clinique fermée.

Cet état ne dure, du reste, pas longtemps. Nous apprenons vite l’arrestation de tous les militaires et résidants français, l’obligation de préparer nos valises pour abandonner nos domiciles et être conduits où nous serons affectés. Défense aux domestiques, sauf Chinois et Cambodgiens, de rester avec leurs maîtres. Consternés, les nôtres font leurs paquets, ne sachant que devenir.

Le lendemain de cet ukase, à l’heure dite, des camions viennent vider chaque habitation.

Se déroulant ensuite neuf mois de camp de concentration dans les grands villas du Boulevard Miche, avec ce que cela peut comporter de déplaisant et de dangereux : ordre de ne pas fermer aucune porte à clé la nuit ; affichage au perron de liste mentionnant l’état-civil, âge, profession des occupants ; perquisitions à deux heures du matin, nous faisant tous lever brutalement et asseoir sur les marches de l’escalier sans bouger ; ravitaillement difficile et cher, vendu par nos gardes-chiourme , à l’aube, aux « chefs de quartier », tenu d’être présents ensemble ; entassement de vingt-cinq à trente personnes dans chaque propriété ; lits arrangés sur le sol ; nerfs de tout particulièrement tendus ; arrestations subites parmi les hommes, avec le désespoir et la terreur des femmes ; bandes de moutards odieux, provoquant l’ennemi, ne se pliant aucune règle ; promiscuités antipathiques, exigeant d’organismes à bout de forces une contrainte perpétuelle.

Dès le début de ces cohabitations, il fallu tout prescrire nettement pour éviter désordre et criaillerie. Contre l’obligation des portes ouvertes la nuit, on constitua des équipes de jeunes gens, chargés d’empêcher les voleurs de s’introduire partout. Comme il leur était impossible de circuler sur le boulevard, un système d’échelles permit le va-et-vient de leur ronde perpétuelle, en passant par-dessus les murs des jardins, à l’intérieur du camp.

Les « chefs de quartier » furent désignés pour représenter chacun un groupe d’internés. La distribution des aliments étant très matinale amena des contrariétés et des récriminations, certains d’entre eux n’arrivant jamais à se lever assez tôt et rapportant tous les matins des reliefs à leur section.

Il va de soi qu’il ne nous était pas possible d’aller dans Phnom Penh chercher quelque chose à manger ; mais avec l’instinct forcené de grain qui hante les femmes annamites, il y en eût une petite bande qui essaya de trafiquer avec nous ; parfois les soldats de garde japonais les maltraitaient, les chassant, et jetant le contenu de leurs pauvres corbeilles. D’autres les laissaient passer et elles venaient s’asseoir en rang par terre, au bout du camp, offrant des fruits, des cacahuètes, des œufs, des petites choses qui n’eussent pas valu lourd en temps ordinaire, mais qui, à ce moment-là, paraissaient appréciables. Il y avait aussi la congaï d’un nobliau déchu, qui avait monté avec son mari - un drôle de grand diable amusant et courtois – une minuscule boutique dans une paillote, toujours au bout du camp. Là, nous trouvions du pain, un ersatz de pain, en farine de riz, dur et mauvais, mais qui nous enchantait de pouvoir nous procurer ; et aussi des fruits, des bonbons, du tabac, des allumettes, quelques conserves ou broutilles alimentaires que nous ne recevions jamais et nous attiraient comme les merveilles d’un monde disparu… Une de mes amies et moi achetions le plus possible et, en rentrant, pénétrions dans le camp japonais, dont on nous tolérait l’accès ; il s’y trouvait plusieurs prisonniers européens, auxquels nous pouvions distribuer une part de nos achats, en leur glissant les nouvelles principales. Nous traversions ensuite le boulevard pour rentrer dans nos cordes, avec le sentiment heureux donner un peu de contentement à ces esclaves demi-nus, privés de tout, envahis de barbe et de cheveux, dont nul ne pouvait prévoir le sort.

Dans les villas, chaque femmes dut assumer la propreté de sa chambre, laver et repasser le linge de sa tribu, blanchir casques et souliers, participer à la cuisine générale, à la vaisselle, aux rangements et nettoyages qui pouvaient se présenter.

A peu près tous les foyers possédaient des pick-up, des gramophones ou quelque autre instrument de musique, mais on n’osait pas s’en servir

Malgré cela, j’entendis une fois quelqu’un - je n’ai jamais eu qui - jouer doucement le piano ; un air mélancolique et charmant qui me serra la gorge, parce que je le reconnaissais tout à coup, après les années d’oubli, et ma mémoire en cherchant le titre ardemment. C’était une des Nuits blanches, de Stephen Heller, souvenir de mon enfance de pianiste. En dehors de cela, le silence régnait toujours. Nous dînions tôt, devant le perron, sur l’allée ; puis, nous restions assis dans la nui, parlant bas et tristement, jusqu’à l’heure du coucher.

Un soir nous vîmes passer au-dessus de nos têtes un avion japonais en feu, qui essayait d’atteindre l’aérodrome assez proche ; et l’idée de ces hommes emportés dans les flammes, brûlant vifs à travers notre ciel éblouissant d’étoiles, était horrible.

Les Japonais, qui nous avaient pris arme, radios, machines à écrire, appareils photographiques, détruisaient en ville, à présent, nos documents, nos clichés, ravageaient nos jardins, en évoquant la possibilité de s’y dissimuler pour tirer sur eux. Les Vietnamiens achevaient ce travail, pillaient nos foyers désertés, éventrés coussins et matelas, crevant les murs aux endroits séparés, d’en l’espoir d’y trouver de l’argent ou des bijoux cachés, emportant meubles, argenteries, vaisselle, objets, tentures, ampoules électriques, outils, batterie de cuisine, jarres et nattes.

Seul, l’évêque avait pu conserver un poste de radio dissimulé dans la cave de la cathédrale. Ses Pères venaient tous les jours faire d’innocentes visites dans l’enceinte où nous étions parqués. En réalité, ils apportaient des nouvelles. Celles de France, celles de la colonie, celles de la ville. Il y en avait des curieuses : ainsi, l’épicerie japonaise où nous trouvions de bonnes conserves avait été tenue non par par un épicier, mais par un commandant, chargé de renseignements profitables ; puis, les cartes nipponnes indiquaient les moins sentiers des forêts cambodgiennes, parfaitement ignorés de notre propre Service Géographique… Les vers étaient dans les fruits.

Dans la villa où mon mari et moi étions internés, quatre hommes furent arrêtés et l’un ne vient jamais : Georges Groslier, qui mourut du supplice entre les de ses bourreaux, parce qu’ils avaient trouvé chez lui, passionné de radio, divers appareils, dont un avec lequel il essayait de réussir des contacts éloignés. Groslier était Conservateur du Musée de Phnom Penh, organisé par H. Parmentier, Chef du service Archéologique de l’Ecole Français d’Extrême-Orient. (2)

Son corps fut brûlé par ses assassins qui nous remirent seulement l’urne contenant ses cendres, et son enterrement les esprits. Ils ne s’étaient pas attend à une manifestation pareille. Je crois que tout le monde suivait le Chirurgien Chef de l’hôpital Preah Ket Mealea qui portait livide, les restes de son ami intime. Devant un tel déploiement funèbre, les officiers nippons réagirent ; on ne nous laissa pas aller à la cathédrale. Un court service eût lieu dans une salle de l’hôtel Le Royal, situé au bout du camp et vide. Sinistre étape, au cours de laquelle nos yeux se tournaient malgré nous avec détresse vers la belle allée de palmiers, complètement déserte, vers cette région de ville morte, autrefois élégante et animée. Ensuite, le cortège fut toléré jusqu’au cimetière, à l’autre extrémité de notre terrain ; puis, là, les vingt premières personnes seules furent autorisées à entrer pour assister à l’inhumation. Mon mari et moi, qui avions toujours eu avec Groslier des relations d’amitié et le recevions souvent dans notre chambre de prisonnier fûmes de ceux-là et cette courte marche dans ce petit enclos aux tombes serrées me laissa une impression extraordinaire où se mêlaient les idées de mort et de liberté.

Un matin, nous apprîmes, avec une stupeur incrédule, le bombardement d’Hiroshima, auquel nous ne pouvions rien comprendre. Et la nuit même, le bivouac japonais, installé en face de nous, incendie son installation et disparut, sans une rumeur, sans un bruit autre que l’espèce de roulement sourd de ce lourd piétinement dans les ténèbres.

Nous ne savions pas encore que c’était notre salut ; car nous devions être évacués, deux ou tois jours plus tard, conduite dans la forêt, femmes et enfants d’une part, pères et maris ailleurs, et y périr probablement tous de maladies, de privation et de désespoir. On avait prononcé le nom du camp Le Rolland (3), sans eau potable et où les conditions de vie étaient affreuses.

Nos cordes tombèrent ; les avions américains nous jetèrent des containers de friandises qui furent les bienvenues, le manque de certaine vitamine avait peu à peu provoqué une épidémie de furoncles, nous n’avions pour les soigner et nous aperçûmes qu’ils disparaissaient à mesure que nous pouvions consommer du chocolat.

Libérés, les incarcérés, transportés à Saigon, se mirent à revenir. Retours plus burlesques qu’émouvants. Un pas de course écrasait subitement le gravier du jardin ; des cris éclataient, joie d’une femme en délire ; exclamations sortant de toutes parts, cascades d’éclats de rire, hurlement de terreur des enfants qui s’enfuyaient devant un sauvage de carnaval, sale, hirsute, moustachu, barbu jusqu’aux yeux ; cet être riait, lui aussi, mais, replié sur une ridicule, galopait, sans arrêter devant personne, vers le cabinet de toilette, le rasoir béni qui allait lui rendre son visage, la douche, l’armoire au linge propre.

Une maison, bouillonnante de haut en bas, attendait qu’apparu sur l’escalier un gentleman frais, glabre et correct, auquel les mioches criaient enfin :

  • Papa !

Embrassades, brouhaha, questions, récits éclataient une fois la dignité retrouvée.

Bientôt, nous fûmes tous réunis pour une cérémonie en plein air, où les voix se mêlèrent dans les couplets de la Marseillaise.

Puis, comme un collier qui s’égrène, au cours des possibilités, les gens agglomérés sans l’avoir souhaité se séparèrent avec soulagement, les uns partant en France, les autres, obligés d’attendre encore un peu qu’une certaine sécurité se fut installée dans la capitale, rejoignaient plus tard les quatre murs qui leur restaient.

Une fois rentrée dans ces maisons ravagées, pas question de reprendre une vie de travail intelligent. Il fallut faire des efforts sans fin pour remplacer l’essentiel de ce qui avait été pillé. Difficulté désespérante, les commerçants n’ayant rien reçu depuis longtemps. Si l’on trouvait ce qui fabriquait sur place, meubles de rotin, nattes, jarres, on manquait, par contre, totalement des marchandises d’importation : batterie de cuisine, vaisselle, ampoules électriques, machines à écrire, étoffes, ect… Certains achats se révélaient presque impossible, par exemple, la brasserie ne vendait plus de la bière à ceux qui ne pouvaient fournir le nombre égal de bouteilles vides, et une caisse en était devenue plus rare qu’un lingot d’or.

Suivre les vacations de la Salle des Ventes, tâcher d’enlever au prix fort ce que liquidaient les partants.

Cela me rappelle une scène qui me mit larme aux yeux, à l’une de ces vacations. Je me trouvais à côté d’un homme connu dans la ville ; un veuf récent, avec ces deux petits ombres. Le garçon, trop bébé pour s’occuper de quoi que ce soit. La fillette, 8 ou 9 ans. J’entendais son babil, bref et singulier. Elle guettait uniquement avec la morne convoitise d’une ménagère dépossédée, les ustensiles de cuisine que présentait le commissaire-priseur. J’en fus vite navrée. Qu’elle fut, à son aurore, si précocement mûrie par les circonstances, amenée à couver ces sordides avidités, me donna l’impression d’un printemps fané, d’un brin de muguet écrasé par la terre.

Soudain, elle fut prise de fièvre :

  • Oh papa : Une cafetière : Ca nous manque tellement : Est-ce que je peux ?
  • Oui. Essaie…

L’enfant bondit, tendue par une envie folle, lança sa surenchère. Quelqu’un d’autre misa ; un prix supérieur vola dans le silence. Malade de désir, la petite gémit :

  • Je peux ?
  • Oui.

Palpitante, elle ajouta sa piastre d’une voix qui suppliait le sort. Cela dure un instant. Je n’étais sûrement pas seule, à souhaiter que le combat cessât, que l’objet âprement disputé tombât dans ces mains d’innocente. Mais vint le dur moment où le père répondit :

  • Arrête. Maintenant, c’est trop cher pour nous.

Je n’ai jamais pu oublier ce pauvre petit être, qui baissa la tête et se mit à pleurer.

Après notre libération, les Annamites s’appelaient désormais Vietnamiens. Le prix des domestiques avait doublé. Il se présenta partout des traînards plus que douteux, munis des faux certificats, fabriqués par des écrivains publics, sur lesquels figuraient les noms de Français rapatriés, que nous avions souvent connus ; le style et l’orthographe de ces papiers nous renseignaient au premier coup d’œil. Nombre de Françaises, déjà rompues par neuf mois de besogne éprouvantes, manquant d’aide, mais plutôt d’introduire chez elles ces vénéneuses fleurs de pavé, menaient une existence très rude. Je me souviens d’avoir vu un matin sortir du marché une dame que je connaissais. Robe trempée de sueur comme si elle était tombée dans une marre, elle transportait, courbée, au bout de chaque bras un cabas rempli de provisions.

Dépeignée, cheveux collées en mèche, visage pourpre et ruisselant, elle ne regardait que ses pieds, d’un air hébété, et ne s’aperçut même pas de ma présence. Je la suivis les yeux avec pitié, m’imaginant sans peine la suite : elle allait rentrer, non dans son intérieur, mais dans sa cuisine. Or, les cuisines, en pays tropical, ne se trouvent pas dans les villas ; elles sont cachées à l’écart, dans les dépendances, avec leur fourneau à charbon de bois, malaisé à surveiller ; préparer de la nourriture à peu près sans casseroles, sans outillage ; servir le repas en courant du logis aux annexes, toujours en dégoulinant de transpiration ; après quoi, autre distraction : la vaisselle que les indigènes font commodément, accroupis sous une prise d’eau, et qu’il est impossible de laisser attendre si peu que ce soit, sous peine de la retrouver sous des montagnes de fourmis. L’après-midi ne manquerait pas, jusqu’au soir, d’une succession de joies analogues.

Pour arranger encore les choses, nous eûmes une gentille corvée : un rationnement assez long du pain, et fûmes, là aussi, victimes des filous vietnamiens : pas de cartes ; il fallait aller faire la queue à la distribution. Les gens qui disposaient d’un coolie ou d’une servante les y envoyaient ; ils demandaient la part de leur maître en le nommant. Les voleurs avaient beau jeu. Drames et batailles perpétuels, vêtements alors si précieux, - arrachés, miche des patrons envolés, colère saluant le retour du commissionnaire malheureux. Si l’Européen arrivait lui-même peu après la mise en route du mécanisme, il lui était fréquent d’apprendre la fuite de sa croûte entre les pattes d’un monsieur jaune, amateur de ce gâteau doré.

Que dire du ménage avec un rez-de-chaussée et un étage à entretenir ? Des énormes lessives des complets masculins journaliers en toile, à amidonner et repasser ? De tout enfin, facile pour les hommes qui vivent en slip dans leur température habituelle et pourvus d’un matériel abondant ? La comparaison, déjà difficile, entre l’existence d’une ménagère en France et d’une Française obligée de l’imiter sous les tropiques était impossible dans les conditions pareilles. Une sorte de bagne.

Manger au restaurant pouvait diminuer beaucoup ces travaux forcés ; mais il régnait sans cesse des bruits d’attentats en puissance ; personne n’aimait sortir le soir. Ajouter que la pension, pour une famille, était prohibitive.

Dernière misères : après l’usure des neuf mois d’internement, il ne nous restait guère que des robes à jeter, ornées des trous, de brûlures, de reprises, de taches. Et aucun tissu…

Les Américains envoyèrent alors des caisses de vêtements. Arrivage fort utile, mais qui nous amusa par sa diversité. La majorité de ces dons étaient convenables ; certaines robes portaient même un petit papier épinglé diant : »J’ai été nettoyé et j’espère faire plaisir ». Mais d’autres étaient tellement sales que l’on n’en distinguait même plus la couleur, déchirées, inutilisables. L’on se demandait quelle souillon avait pu posséder et osé offrir un tel torchon.

Les indigènes eux aussi, manquaient de quoi s’habiller. On disait qu’ils commençaient à aller aux champs la nuit parce qu’ils étaient nus. Ils venaient en loque dans les maisons, offrir poulets, fruits, œufs, légumes contre le moindre morceau de calicot. Toute lessive en train de sécher attirait les voleurs et un drap me fut enlever en plein jour par un individu qui escalada le portique du jardin et fut prompt comme l’éclair.

Le linge avait acquis une valeur anormale et comme nous manquions d’argent, les retraites étant retenus en France presque entier pour l’établissement d’une péréquation, je dus vendre une quantité du mien, afin que nous puissions subsister jusqu’à ce que j’aie trouvé du travail. Ce fut à la Radio, qui venait de se fonder et dont je ne partis que cinq ans plus tard, le jour de sa remise aux Cambodgiens.

Enfin, tout se tassa, une boulangerie s’ouvrit, il y eût du pain chaud pour qui en voulait ; les communications reprirent ; les denrées arrivèrent ; les personnels se réorganisèrent. La vie recommença.

Mais plus rien n’était pareil. Nous voyons le sommet afficher des intimités politiques et multiplier des courbettes qui nous remplissaient de dégoût et de crainte pour l’avenir. La guerre continuait en Indochine ; la gueule communiste mordait de plus en plus dans le gâteau du riz. Au Cambodge commençait un gâchis inexprimables, avec les gaffes, les braillements et les décisions insanes de Sihanouk, puis l’Indépendance, la crise révolutionnaire qui brouillait, les solfatares des émeutes, répressions, trahisons, qui faisaient partout, la pourriture du gouvernement, des chefs, des ministres, l’éruption des « intellectuels », associations, groupements, complots qui couvraient le pays d’abcès purulents au lieu de nettoyer et de l’assainir.

Le riche et heureux empire d’autrefois commençait à râler ses trente ans d’agonie.

Jeanne LEUBA

  1. Le titre est de la rédaction ; le sous titre est de l’auteur de l’article. Pour le reste nous préférons garder fidèlement le texte original de Jeanne Leuba.
  2. Ce Musée de Phnom Penh contenait d’admirables pièces, unique dans l’art khmer.
  3. Je » ne garantis pas l’orthographe, n’ayant jamais vu ce nom écrit.
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M
Bonjour, je souhaiterai vous contacter par mail. Ma grand-mere vient de me confier des bribes de son passage dans les camps. Elle était à Sangkat Chrouy Changva ... elle m'a parlé de la Villa "Gara" ... mais n'était pas sure à 100%. Peut-être connaissiez vous ma famille ....? J'espère avoir de vos nouvelles. Belle soirée.
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